EN COUVERTURE

Péguy sur le seuil
par Gianni Valente

 

«Péguy est indivisible, c’est pourquoi il se tient dans
et hors de l’Église, il est l’Église in partibus infidelium, là donc où elle doit être. Il l’est grâce à
un enracinement dans les profondeurs, là où monde
et Église, monde et grâce se rencontrent et se pénètrent jusqu’à être indiscernables», écrit von Balthasar. Notes sur le livre Péguy au porche de l’Église publié récemment aux Éditions du Cerf

     «Je suis un pécheur. Je ne suis pas un saint. La sainteté, ça se reconnaît tout de suite. Je suis un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors de grâce». C’est ainsi que Péguy parlait de lui-même. Il savait bien que «nul n’est aussi compétent que le pécheur en matière de chrétienté. Nul, si ce n’est le saint. En général même, il s’agit de la même personne. Le pécheur et le saint sont deux parties, on peut le dire également intégrantes, ou deux pièces également intégrantes du mécanisme de chrétienté.[...] Ensemble, ils sont deux pièces également indispensables l’une à l’autre».
     Au contraire, les pharisiens veulent que les autres soient parfaits.Parmi eux, il y a aussi la troupe des clercs, ecclésiastiques et intellectuels catholiques officiels qui, d’un côté, préfèrent se boucher les yeux, nier l’évidence, se cacher la vraie nature et les dimensions de la catastrophe du christianisme dans la modernité. Mais de l’autre, préoccupés, parce qu’insatisfaits, de la morale des autres, ils ne cessent de lancer leurs anathèmes contre le monde moderne.
     Péguy eut à souffrir toute sa vie de ce qu’il appelait «le parti des dévots». Et, comme il arrive souvent, les plus empressés à le faire souffrir furent certains de ses amis qui agissaient pour "sauver l’âme" du poète d’Orléans. Péguy était marié avec une femme athée et ses enfants n’étaient pas baptisés. Il ne pouvait donc pas fréquenter les sacrements.

Là où monde et Église,
monde et grâce se rencontrent
Les Éditions du Cerf ont publié, il y a peu de temps, un livre qui permet de reconstituer, grâce à des documents inédits, la chronique de cette guerre que le poète dut livrer pour échapper à ceux qui aspiraient à être ses "maîtres spirituels" et qui se servaient de sa douloureuse et difficile situation familiale pour juger son cœur. Le beau titre, Péguy au porche de l’Église, laisse entendre quelle était la véritable origine du scandale qui mettait en colère les intellectuels catholiques: il ne s’agissait pas tant de la prétendue (par eux) incohérence morale de Péguy que de sa situation d’homme de frontière qui reste sur le seuil de l’Église. Seuil qui est aussi un lieu de naissance, celui dans lequel le non-chrétien, par effet de la grâce, devient chrétien. C’est-à-dire le lieu dans lequel le non-chrétien, par effet de la grâce, s’aperçoit avec étonnement que le christianisme correspond de façon inattendue à son cœur. Cette façon vertigineuse de rester là, sur ce seuil permanent («là, donc, où l’Église doit être» comme l’écrira von Balthasar), était, à cette époque aussi, insupportable aux intellectuels et aux militants catholiques. Péguy écrivait à leur propos: «Ils ne sont pas chrétiens, je veux dire ils ne le sont pas jusqu’à la moelle. Ils perdent constamment de vue cette précarité qui est pour le chrétien la condition la plus profonde de l’homme; ils perdent de vue cette profonde misère; et qu’il faut toujours recommencer». Et il écrit encore: C’est «une précarité éternelle. Rien d’acquis n’est acquis pour éternellement. Et c’est la condition même de l’homme. Et la condition la plus profonde du chrétien. L’idée d’une acquisition éternelle, l’idée d’une acquisition définitive et qui ne sera plus contestée est ce qu’il y a de plus contraire à la pensée chrétienne».
     Von Balthasar écrit: «Péguy est indivisible, c’est pourquoi il se tient dans et hors de l’Église, il est l’Église in partibus infidelium, là donc où elle doit être. Il l’est grâce à un enracinement dans les profondeurs, là où monde et Église, monde et grâce se rencontrent et se pénètrent jusqu’à être indiscernables. Après la longue histoire des variations platoniciennes dans l’histoire de la pensée chrétienne, jamais peut-être l’Église n’a été si clairement renvoyée dans le monde, l’idée du monde restant pourtant exempte de tout élan d’enthousiasme incontrôlé, de mythologie et d’érotisme, aussi bien que de tout l’optimisme du progrès. Le réalisme biblique et la pureté de la pensée confèrent une clairvoyance sans défaut pour voir le monde tel qu’il est réellement, grandeur et misère».

«Une religion distinguée
pour gens censément distingués»
À dix-sept ans, Péguy n’était pas chrétien. Il écrit à cette époque: «Tous [mes] camarades [...] ne sont pas moins débarrassés que moi de leur catholicisme [...]. Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduit chez mes aïeux, les onze ou douze ans d’instruction et parfois d’éducation catholique sincèrement et fidèlement reçue, ont passé sur moi sans laisser de traces». Ce sont les années où son enthousiasme d’adolescent sensible, qui le mènera plus tard à un socialisme mystique, est encore accaparé par les mythes de la foi républicaine et révolutionnaire. Il reléguera l’Église, et la monarchie avec elle, au rang des vieilleries de l’Ancien Régime et ne verra plus en elle qu’un oripeau dont la bourgeoisie capitaliste se sert pour maintenir son oppression. C’est dans ce climat humain et social que Péguy, jeune universitaire, épouse civilement une jeune fille de dix-sept ans, Charlotte Baudouin, sœur de Marcel, l’ami mort prématurément et le compagnon de foi socialiste pour lequel Péguy avait une véritable vénération. L’affection mutuelle des deux jeunes époux se confond, au début, avec leur militantisme commun mis au service de leur foi commune, laïque et athée.
     C’est de ce milieu inchrétien qui considère le christianisme comme un passé qui ne le regarde pas, que vient Péguy, lorsque, dix ans après, il devient chrétien. Un christianisme rencontré dans le présent. Quand, plus tard, il décrira la tragédie moderne, celle d’un monde totalement inchrétien («le renoncement de tout le monde à tout le christianisme»), il parlera en connaissance de cause, vu qu’il vient, lui aussi, de ce monde, et qu’il a été, lui aussi, l’un des «premiers hommes sans le Christ», éloignés et différents des mécréants et des pécheurs des époques chrétiennes.
     Pour Péguy, la foi chrétienne a été un nouveau début de grâce, un germe précieux miraculeusement éclos dans le désert de sa vie, une vie entièrement consacrée aux mille obligations de sa revue, les Cahiers de la Quinzaine, fondée en 1900. Mais, précisément, parce qu’elle est un nouveau début de grâce, cette foi n’est jamais perçue comme une abjuration de sa vie passée in partibus infedelium, comme un retour au bercail catholique du militant socialiste qui sublime en religion ses échecs politiques: «C’est par un approfondissement constant de notre cœur dans la même voie, et ce n’est nullement par une évolution que nous avons trouvé la voie de la chrétienté. Nous ne l’avons pas trouvée en revenant. Nous l’avons trouvée au bout». Et c’est pour cela, continue l’auteur, qu’il ne reniera jamais son passé. Péguy apporte avec lui, dans sa nouvelle expérience chrétienne, sa passion pour une libération temporelle des hommes. Il se soustrait vigoureusement à l’étreinte de la droite cléricale qui essaie de le "récupérer". Il n’a rien à faire avec ces restaurateurs qui proposent, pour sortir du désastre moderne, un retour à un utopique régime de chrétienté. Dans son pamphlet Notre Jeunesse (1910), il reconnaît avec réalisme la situation de l’Église dans le monde moderne: «Il ne faut pas se dissimuler que si l’Église a cessé de faire la religion officielle de l’État, elle n’a point cessé de faire la religion officielle de la bourgeoisie de l’État». Et il dit encore: «Le christianisme, au contraire, n’est plus socialement qu’une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, de la nation, une misérable sorte de religion distinguée pour gens censément distingués; par conséquent, tout ce qu’il y a de plus superficiel, de plus officiel en un certain sens, de moins profond; de plus inexistant; tout ce qu’il y a de plus pauvrement, de plus misérablement formel; et d’autre part et surtout tout ce qu’il y a de plus contraire à son institution; à la sainteté, à la pauvreté, à la forme même la plus formelle de son institution».
     Mais la nouvelle réalité vécue par Péguy n’est pas acceptée par sa femme ni par la famille de celle-ci qui la réduit tout entière à une simple "crise" religieuse. Mme Péguy se raidit dans son attachement à la tradition communarde et républicaine de son clan familial et continue à adorer les mythes du passé auxquels son mari semble avoir renoncé. La chose est d’autant plus douloureuse pour Péguy que les siens le traitent comme un renégat, alors qu’il ne l’est pas: «Mais comment le faire comprendre aux personnes aimées, dans un climat politique et social où celui qui dit catholique dit clérical et celui qui parle de Jésus-Christ fait immédiatement penser à l’Ordre Moral de Mac Mahon?» (Jean Bastaire, Péguy, le non-chrétien, Milan, Jaca Book, 1991). Péguy sait, sans même le lui demander, que sa femme refusera toute proposition de se marier à l’Église et de faire baptiser les trois enfants qui sont nés de leur mariage. Cette situation fonde structurellement son statut de chrétien en permanence "sur le seuil": bien qu’il soit catholique, il ne peut "entrer dans l’Église", c’est-à-dire qu’il ne peut fréquenter les sacrements. Tant qu’il n’était pas croyant, on ne pouvait lui reprocher sa situation irrégulière. Maintenant qu’il confesse sa foi, son mariage civil devient un concubinage interdit par l’Église. Et le fait que ses fils ne soient pas baptisés le rend désormais coupable d’omission grave de ses devoirs de père chrétien.
     Dans cette situation de déchirement, qui durera toute sa vie, Péguy cherche le réconfort de certains amis catholiques.

Le parti des dévots
C’est Jacques Maritain, un jeune intellectuel plein d’avenir, que Péguy va choisir comme confident. Collaborateur des Cahiers dès cette époque, converti depuis peu à la foi catholique, J. Maritain a épousé une jeune fille juive d’origine russe, elle aussi convertie peu de temps auparavant. En mai 1907, Péguy fait part au jeune homme de ses souffrances et l’invite à entrer en rapport, en qualité d’"ambassadeur spirituel", avec l’un de ses vieux amis d’Orléans, Louis Baillet qui, après s’être fait moine bénédictin, s’était réfugié, en même temps que la communauté de Solesmes, dans l’île de Whight pour échapper aux restrictions de la loi républicaine sur les associations religieuses. Péguy, au lieu du réconfort qu’il attend obscurément de ces deux amis qu’il a chargés d’étudier son "cas", se voit présenter un compte à payer, sous la forme de la liste des obligations qu’il doit remplir s’il veut vraiment «rentrer dans l’Église». Le livre sorti récemment, Péguy au porche de l’Église, rassemble la correspondance inédite que Baillet et Maritain ont échangée, à partir de cette date là, sur le cas Péguy. Reproduisant aussi quelques passages connus du journal de Maritain, ce livre est la chronique des souffrances auxquelles ses deux amis (et d’autres avec eux, comme le bénédictin Clerissac) soumirent le directeur des Cahiers pour qu’il mît de l’ordre dans sa vie.
     Une lettre de Baillet à Maritain de juillet 1908 propose, comme terme de comparaison, l’exemple d’un prêtre protestant qui, pour devenir catholique, a dû renoncer à sa femme et à ses enfants, et expose, en résumé, quelle est pour les deux amis l’unique solution du "cas Péguy": «Rester dans la situation présente, c’est impossible: la loi divine est formelle: rien ne doit empêcher notre ami de se réconcilier avec l’Église [...]. Son premier devoir n’est pas d’aller à la messe, mais de régulariser son union: c’est un devoir impérieux: il le doit le plus tôt possible et quelles qu’en puissent être les conséquences. [...] Il doit déclarer à sa femme sa résolution de rentrer dans l’Église et par conséquent de l’épouser à l’Église, et pour cela de la faire baptiser, après l’instruction requise par l’Église. Si elle accepte, cette acceptation sera pour lui un témoignage d’amour assez net pour qu’il se rapproche d’elle [...]. Si elle refuse, il sera libre et il sera temps alors de régler le détail de la situation. [...] C’est un sacrifice extrême qui est requis de lui. Qu’il l’accomplisse sans regarder les conséquences possibles de son acte».
     Les époux Maritain exercent aussi, depuis le début, de fortes pressions sur leur ami. Dès septembre 1907, au retour de sa première entrevue avec Baillet, Maritain écrit à Péguy: «Dieu a donné aux hommes, à tous les hommes, ses dix commandements [...]. Par ces commandements le bon Dieu parle à chacun de nous. De ce qu’il a commandé pour tous aucun n’est exempté [...]. Là où le maître a fait un règlement pour toute la maison, les serviteurs ne vont pas lui demander des ordres personnels. Il ne peut pas y avoir de vocation particulière précédant la vocation universelle. [...] Croire que Dieu demande, dans l’intérêt de sa gloire, d’ajourner l’exécution de ses commandements, fût-ce d’un seul jour... est donc assurément, évidemment une illusion. [...] Car "rentrer dans l’Église" signifie faire ce que Dieu demande, ce qu’il commande absolument et en premier lieu, obéir à ses commandements [...]. Rentrer dans l’Église..., recevoir la vie et la nourriture de la grâce comme un fils fidèle et non prodigue, ce n’est pas, ce n’est d’aucune manière et à aucun degré une œuvre, qui a besoin de mûrir, c’est un devoir, qui est tout mûri dès qu’il est vu».

Le sensible seul le touche
Depuis ce moment et jusqu’à sa mort, pendant le peu de temps qui lui reste encore à vivre (il sera tué le 5 septembre 1914, à la bataille de la Marne), les amis zélés de Péguy redoublent leurs diktats, élaborent des stratégies et des pièges, multiplient les reproches pour qu’il se rende et qu’il paie sa rançon d’"otage" du christianisme. Péguy, pour Maritain, est «un imbécile», quelqu’un qui «gaspille la grâce», qui s’imagine «que le salut est facile», qui «se satisfait avec beaucoup de choses non essentielles, comme d’avoir fait faire maigre à sa famille la semaine sainte et de faire chanter des complaintes chrétiennes à ses enfants». Si Péguy confie qu’il souhaite aller en pèlerinage à Chartres demander la grâce pour un ami malade, Maritain l’en dissuade en lui expliquant qu’«il est impossible de faire le vœu d’un pèlerinage à Chartres sans promettre en même temps d’y communier». Ils arrivent à souhaiter que les tribulations familiales et professionnelles fassent plier Péguy, ils l’obligent à devenir «un membre sain» de l’Église en acceptant l’idée que la conversion «comporte que l’on y perde quelque chose». Surtout, ils ne supportent pas les motifs que Péguy leur oppose: «Sa réponse est qu’il ne veut pas abandonner sa femme, qu’il veut qu’elle soit baptisée et qu’elle soit dans l’Église, et que pour cela il ne doit pas employer des moyens violents». Le milieu des Cahiers, composé de «juifs et d’universitaires» inchrétiens, finit par être considéré lui même comme un obstacle, une occasion de perdition avec laquelle il vaudrait mieux rompre les liens. On ironise sur l’humble espoir que Péguy conserve au fond du cœur, de pouvoir, en restant physiquement dans la terre inchrétienne dont il provient, amener d’autres personnes à la foi: espoir «assez important pour lui faire retarder de quelque temps encore l’exécution des commandements de l’Église». Maritain arrive à affronter directement Mme Péguy et à obtenir d’elle qu’elle consente au baptême de ses enfants, mais il ne réussit qu’à tendre plus fortement la situation.
     Quand le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc est publié, Maritain, dans une lettre à Péguy, écrit qu’il s’agit d’une œuvre «pleine d’irrévérence», qui rend «la foi le plus médiocre possible», dans laquelle il ose «parler bassement» de la Vierge Marie. Et il conclut en disant: «Cela prouve simplement que vous avez encore du chemin à faire pour être un chrétien fidèle». Et c’est alors qu’apparaît la véritable origine de l’incompréhension dont il est victime. Les dernières lettres de Maritain à Baillet et à d’autres prêtres accusent Péguy de ne pas vouloir se soumettre au «joug intellectuel» que la conversion au christianisme implique. «Je m’aperçois que la haine des "formules intellectuelles" peut très bien cacher la haine de l’obéissance intellectuelle, c’est-à-dire la haine de la Vérité [...]. Péguy a horreur du joug intellectuel de la foi, sans lequel il n’y a pas de vraie foi». Et encore, dans une autre lettre à Baillet de juin 1910: «Je vous ai déjà dit que la vérité théologique ne l’intéresse pas [...]. Il croit que la foi du charbonnier est plus grande que la foi de saint Thomas; il croit que la divine parole n’est que des mots: le sensible seul le touche».

«Ce sont les prières de réserve»
C’est ainsi qu’apparaît, bien au-delà de ses problèmes familiaux, le jugement sur l’expérience chrétienne de Péguy. Pour les modernes, le christianisme suppose la participation à des vérités éternelles, éventuellement redécouvertes avec l’enthousiasme des néophytes, participation qui entraîne toute une série de conséquences morales, de devoirs à remplir, au prix, parfois, de sacrifices héroïques. Il s’agit, au fond, d’adapter la vie pratique à une théorie vraie. Pour Péguy, les choses étaient différentes. Lui qui vient de la terre totalement inchrétienne, du monde de la perdition moderne, il sait bien que la vérité chrétienne tout entière ne suffit pas à faire éclore la moindre espérance. Comme sa Jeanne d’Arc, Péguy sait bien que vingt siècles de foi, de charité, de sainteté, de théologie, ne parviennent pas à rendre heureux le cœur de l’homme ici et maintenant, s’il ne survient pas quelque chose de nouveau, la rencontre avec un signe vivant, charnel, visible et tangible de la Présence elle-même. Comme il y a deux mille ans. Une humanité nouvelle qui est celle dans laquelle le Christ répond au cœur, celle pour laquelle l’homme est fait. «Le sensible seul le touche», s’écrie, dégoûté, Maritain. Et Péguy réplique qu’il faut répondre aux "imbéciles" qui cherchent toujours la rationalité dans la foi, qu’existe l’"action de la grâce". Ce nouveau début de grâce, cette grâce nouvelle («Une grâce totale, une grâce neuve. Et si je puis dire une grâce jeune. Car l’éternité même est dans le temporel. Et il y a des grâces neuves et des grâces qui seraient comme vieillies»), on ne peut y prétendre, on peut seulement l’attendre. Et demander. On peut d’autant moins l’imposer aux autres, à sa femme athée, à ses amis et à ses lecteurs inchrétiens des Cahiers de la quinzaine. Une prétention de ce genre ne ferait que confirmer le soupçon qui marque toute la modernité, à savoir que le christianisme n’est qu’un «joug intellectuel» qui rend la vie fatigante, épuisante. Péguy s’abstient de faire pression sur les autres, de leur imposer quoi que ce soit. Il attend avec une douloureuse patience que, comme cela s’est produit pour lui, la grâce vienne toucher les cœurs. Il reste ainsi sur le seuil et attend qu’un Autre opère, qu’un Autre conduise les membres de sa famille sur le seuil où il lui-même été conduit, sur le permanent début. Il respecte le temps et les circonstances où le miracle tant désiré pourra se réaliser. Et il récite, comme un pauvre pécheur, les prières chrétiennes: Ce «sont des prières de réserve. Il n’y en a pas une dans toute la liturgie [...] que le plus lamentable pécheur ne puisse dire vraiment. Dans le mécanisme du salut, l’Ave Maria est le dernier secours. Avec lui, on ne peut être perdu».
     Les intellectuels ne comprennent pas, ils prennent tout cela pour du laxisme, pour de l’attentisme sceptique. Péguy dénonce leur attitude dans une page de Véronique. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle: «Le propre de ces interventions, est de contrecarrer toujours l’opération de la grâce; d’en prendre toujours le contre-pied, avec une sorte de patience effrayante. Ils marchent dans les jardins de la grâce avec une brutalité effrayante. On dirait qu’ils se proposent uniquement de saboter les jardins éternels. Ainsi les curés travaillent à la démolition du peu qui reste. Et surtout quand Dieu, par le ministère de la grâce, travaille les âmes, ils ne manquent pas, ils ne manquent jamais de croire, ces bons curés, que Dieu ne pense qu’à eux, qu’il ne travaille que pour eux [...]».

Issue de la grâce, la hardiesse
À la veille de sa mort, Péguy, en garnison avec d’autres soldats près des Ermites de Saint Augustin, dans les environs de Vermans, passe toute la nuit à rassembler des fleurs au pied de la statue de la Vierge qui avait échappé à la destruction des Jacobins et qui était, depuis lors, restée dans un grenier transformé en chapelle. Ce sera la dernière fois qu’il confiera sa famille à la Vierge. Ses prières, adressées en silence pendant toutes les dernières années de sa vie, seront exaucées: après sa mort, entre le 25 et le 26 septembre 1914, Mme Péguy et trois de ses quatre enfants (le dernier est né après la mort de son père) recevront le baptême dans l’Eglise catholique. L’aîné, dans une communauté protestante.
     La grâce que Péguy avait tant de fois demandée à Marie, lorsqu’il lui confiait, dans le silence de son cœur, ses enfants, se réalisait comme il l’avait décrite dans le Porche du mystère de la seconde vertu: «Il faut dire qu’il avait été joliment hardi et que c’était un coup hardi. Et pourtant tous les chrétiens peuvent en faire autant. On se demande même pourquoi ils ne le font pas. Comme on prend trois enfants par terre et comme on les met tous les trois. Ensemble. À la fois. Par amusement. Par manière de jeu. Dans les bras de leur mère et de leur nourrice qui rit. Et se récrie. Parce qu’on lui en met trop. Et qu’elle n’aura pas la force de les porter. Lui, hardi comme un homme. Il avait pris, par la prière il avait pris. Ses trois enfants dans la maladie, dans la misère où ils gisaient. Et tranquillement il vous les avait mis. Par la prière il vous les avait mis. Tout tranquillement dans les bras de celle qui est chargée de toutes les douleurs du monde. Et qui a déjà les bras si chargés. Car le Fils a pris tous les péchés. Mais la Mère a pris toutes les douleurs».


Dans ces pages, détails des bas-reliefs des vitraux de la Cathédrale de Chartres (XIIIe siècle).
Ci-dessus, Jésus-Christ en gloire, portail royal
«Nul n’est aussi compétent que le pécheur en matière de chrétienté.
Nul, si ce n’est le saint. En général même, il s’agit de la même personne»

(Péguy)


La création d’Adam, portail nord
Péguy reste sur le seuil de l’Église. Seuil qui est aussi un lieu de naissance, celui dans lequel le non-chrétien, par effet de la grâce, devient chrétien. C’est-à-dire le lieu dans lequel le non-chrétien, par effet de la grâce, s’aperçoit avec étonnement que le christianisme correspond de façon inattendue à son cœur

L’annonciation
«Après la longue histoire des variations platoniciennes dans l’histoire chrétienne de la pensée chrétienne, jamais peut-être l’Église n’a été si clairement renvoyée dans le monde, l’idée du monde restant pourtant exempte de tout élan d’enthousiasme incontrôlé, de mythologie et d’érotisme, aussi bien que de tout l’optimisme du progrès. Le réalisme biblique et la pureté de la pensée confèrent une clairvoyance sans défaut pour voir le monde tel qu’il est réellement, grandeur et misère»

(von Balthasar)


La nativité

Adoration de l'enfant Jésus
«Cette façon vertigineuse de rester là, sur ce seuil éternel
(«là, donc, où l’Église doit être» comme l’écrira von Balthasar), était, à cette époque aussi, insupportable aux intellectuels et aux militants catholiques»

Les apôtres Paul et Jean, portail sud

Saint Jacques le Majeur, portique sud
«Je m’aperçois que la haine des "formules intellectuelles" peut très bien cacher la haine de l’obéissance intellectuelle, c’est-à-dire la haine de la Vérité»

(Maritain)


«Ecce Agnus Dei»

Les apôtres Pierre, André et Philippe, portail sud
«Je vous ai déjà dit que la vérité théologique ne l’intéresse pas [...]. Il croit que la foi du charbonnier est plus grande que la foi de saint Thomas; il croit que la divine parole n’est que des mots: le sensible seul le touche»

(Maritain)


Les noces de Cana

La résurrection de Lazare
Péguy écrit sur le parti des dévôts: «Le propre de ces interventions, est de contrecarrer toujours l’opération de la grâce; d’en prendre toujours le contre-pied, avec une sorte de patience effrayante. Ils marchent dans les jardins de la grâce avec une brutalité effrayante. On dirait qu’ils se proposent uniquement de saboter les jardins éternels. Ainsi les curés travaillent à la démolition du peu qui reste»

Jésus-Christ, portail sud