«Péguy est indivisible, cest
pourquoi il se tient dans
et hors de lÉglise, il est lÉglise in partibus infidelium, là donc où elle
doit être. Il lest grâce à
un enracinement dans les profondeurs, là où monde
et Église, monde et grâce se rencontrent et se pénètrent jusquà être
indiscernables», écrit von Balthasar. Notes sur le livre Péguy au porche de
lÉglise publié récemment aux Éditions du Cerf «Je suis un
pécheur. Je ne suis pas un saint. La sainteté, ça se reconnaît tout de suite. Je suis
un bon pécheur. Un témoin. Un chrétien dans la paroisse, un pécheur qui a des trésors
de grâce». Cest ainsi que Péguy parlait de lui-même. Il savait bien que «nul
nest aussi compétent que le pécheur en matière de chrétienté. Nul, si ce
nest le saint. En général même, il sagit de la même personne. Le pécheur
et le saint sont deux parties, on peut le dire également intégrantes, ou deux pièces
également intégrantes du mécanisme de chrétienté.[...] Ensemble, ils sont deux
pièces également indispensables lune à lautre».
Au
contraire, les pharisiens veulent que les autres soient parfaits.Parmi eux, il y a aussi
la troupe des clercs, ecclésiastiques et intellectuels catholiques officiels qui,
dun côté, préfèrent se boucher les yeux, nier lévidence, se cacher la
vraie nature et les dimensions de la catastrophe du christianisme dans la modernité. Mais
de lautre, préoccupés, parce quinsatisfaits, de la morale des autres, ils ne
cessent de lancer leurs anathèmes contre le monde moderne.
Péguy
eut à souffrir toute sa vie de ce quil appelait «le parti des dévots». Et, comme
il arrive souvent, les plus empressés à le faire souffrir furent certains de ses amis
qui agissaient pour "sauver lâme" du poète dOrléans. Péguy
était marié avec une femme athée et ses enfants nétaient pas baptisés. Il ne
pouvait donc pas fréquenter les sacrements.
Là où monde et Église,
monde et grâce se rencontrent
Les Éditions du Cerf ont publié, il y a peu de temps, un livre qui permet de
reconstituer, grâce à des documents inédits, la chronique de cette guerre que le poète
dut livrer pour échapper à ceux qui aspiraient à être ses "maîtres
spirituels" et qui se servaient de sa douloureuse et difficile situation familiale
pour juger son cur. Le beau titre, Péguy au porche de lÉglise, laisse
entendre quelle était la véritable origine du scandale qui mettait en colère les
intellectuels catholiques: il ne sagissait pas tant de la prétendue (par eux)
incohérence morale de Péguy que de sa situation dhomme de frontière qui reste sur
le seuil de lÉglise. Seuil qui est aussi un lieu de naissance, celui dans lequel le
non-chrétien, par effet de la grâce, devient chrétien. Cest-à-dire le lieu dans
lequel le non-chrétien, par effet de la grâce, saperçoit avec étonnement que le
christianisme correspond de façon inattendue à son cur. Cette façon vertigineuse
de rester là, sur ce seuil permanent («là, donc, où lÉglise doit être» comme
lécrira von Balthasar), était, à cette époque aussi, insupportable aux
intellectuels et aux militants catholiques. Péguy écrivait à leur propos: «Ils ne sont
pas chrétiens, je veux dire ils ne le sont pas jusquà la moelle. Ils perdent
constamment de vue cette précarité qui est pour le chrétien la condition la plus
profonde de lhomme; ils perdent de vue cette profonde misère; et quil faut
toujours recommencer». Et il écrit encore: Cest «une précarité éternelle. Rien
dacquis nest acquis pour éternellement. Et cest la condition même de
lhomme. Et la condition la plus profonde du chrétien. Lidée dune
acquisition éternelle, lidée dune acquisition définitive et qui ne sera
plus contestée est ce quil y a de plus contraire à la pensée chrétienne».
Von
Balthasar écrit: «Péguy est indivisible, cest pourquoi il se tient dans et hors
de lÉglise, il est lÉglise in partibus infidelium, là donc où elle doit
être. Il lest grâce à un enracinement dans les profondeurs, là où monde et
Église, monde et grâce se rencontrent et se pénètrent jusquà être
indiscernables. Après la longue histoire des variations platoniciennes dans
lhistoire de la pensée chrétienne, jamais peut-être lÉglise na été
si clairement renvoyée dans le monde, lidée du monde restant pourtant exempte de
tout élan denthousiasme incontrôlé, de mythologie et dérotisme, aussi bien
que de tout loptimisme du progrès. Le réalisme biblique et la pureté de la
pensée confèrent une clairvoyance sans défaut pour voir le monde tel quil est
réellement, grandeur et misère».
«Une religion distinguée
pour gens censément distingués»
À dix-sept ans, Péguy nétait pas chrétien. Il écrit à cette époque:
«Tous [mes] camarades [...] ne sont pas moins débarrassés que moi de leur catholicisme
[...]. Les treize ou quatorze siècles de christianisme introduit chez mes aïeux, les
onze ou douze ans dinstruction et parfois déducation catholique sincèrement
et fidèlement reçue, ont passé sur moi sans laisser de traces». Ce sont les années
où son enthousiasme dadolescent sensible, qui le mènera plus tard à un socialisme
mystique, est encore accaparé par les mythes de la foi républicaine et révolutionnaire.
Il reléguera lÉglise, et la monarchie avec elle, au rang des vieilleries de
lAncien Régime et ne verra plus en elle quun oripeau dont la bourgeoisie
capitaliste se sert pour maintenir son oppression. Cest dans ce climat humain et
social que Péguy, jeune universitaire, épouse civilement une jeune fille de dix-sept
ans, Charlotte Baudouin, sur de Marcel, lami mort prématurément et le
compagnon de foi socialiste pour lequel Péguy avait une véritable vénération.
Laffection mutuelle des deux jeunes époux se confond, au début, avec leur
militantisme commun mis au service de leur foi commune, laïque et athée.
Cest
de ce milieu inchrétien qui considère le christianisme comme un passé qui ne le regarde
pas, que vient Péguy, lorsque, dix ans après, il devient chrétien. Un christianisme
rencontré dans le présent. Quand, plus tard, il décrira la tragédie moderne, celle
dun monde totalement inchrétien («le renoncement de tout le monde à tout le
christianisme»), il parlera en connaissance de cause, vu quil vient, lui aussi, de
ce monde, et quil a été, lui aussi, lun des «premiers hommes sans le
Christ», éloignés et différents des mécréants et des pécheurs des époques
chrétiennes.
Pour
Péguy, la foi chrétienne a été un nouveau début de grâce, un germe précieux
miraculeusement éclos dans le désert de sa vie, une vie entièrement consacrée aux
mille obligations de sa revue, les Cahiers de la Quinzaine, fondée en 1900. Mais,
précisément, parce quelle est un nouveau début de grâce, cette foi nest
jamais perçue comme une abjuration de sa vie passée in partibus infedelium, comme un
retour au bercail catholique du militant socialiste qui sublime en religion ses échecs
politiques: «Cest par un approfondissement constant de notre cur dans la
même voie, et ce nest nullement par une évolution que nous avons trouvé la voie
de la chrétienté. Nous ne lavons pas trouvée en revenant. Nous lavons
trouvée au bout». Et cest pour cela, continue lauteur, quil ne reniera
jamais son passé. Péguy apporte avec lui, dans sa nouvelle expérience chrétienne, sa
passion pour une libération temporelle des hommes. Il se soustrait vigoureusement à
létreinte de la droite cléricale qui essaie de le "récupérer". Il
na rien à faire avec ces restaurateurs qui proposent, pour sortir du désastre
moderne, un retour à un utopique régime de chrétienté. Dans son pamphlet Notre
Jeunesse (1910), il reconnaît avec réalisme la situation de lÉglise dans le monde
moderne: «Il ne faut pas se dissimuler que si lÉglise a cessé de faire la
religion officielle de lÉtat, elle na point cessé de faire la religion
officielle de la bourgeoisie de lÉtat». Et il dit encore: «Le christianisme, au
contraire, nest plus socialement quune religion de bourgeois, une religion de
riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, de
la nation, une misérable sorte de religion distinguée pour gens censément distingués;
par conséquent, tout ce quil y a de plus superficiel, de plus officiel en un
certain sens, de moins profond; de plus inexistant; tout ce quil y a de plus
pauvrement, de plus misérablement formel; et dautre part et surtout tout ce
quil y a de plus contraire à son institution; à la sainteté, à la pauvreté, à
la forme même la plus formelle de son institution».
Mais la
nouvelle réalité vécue par Péguy nest pas acceptée par sa femme ni par la
famille de celle-ci qui la réduit tout entière à une simple "crise"
religieuse. Mme Péguy se raidit dans son attachement à la tradition communarde et
républicaine de son clan familial et continue à adorer les mythes du passé auxquels son
mari semble avoir renoncé. La chose est dautant plus douloureuse pour Péguy que
les siens le traitent comme un renégat, alors quil ne lest pas: «Mais
comment le faire comprendre aux personnes aimées, dans un climat politique et social où
celui qui dit catholique dit clérical et celui qui parle de Jésus-Christ fait
immédiatement penser à lOrdre Moral de Mac Mahon?» (Jean Bastaire, Péguy, le
non-chrétien, Milan, Jaca Book, 1991). Péguy sait, sans même le lui demander, que sa
femme refusera toute proposition de se marier à lÉglise et de faire baptiser les
trois enfants qui sont nés de leur mariage. Cette situation fonde structurellement son
statut de chrétien en permanence "sur le seuil": bien quil soit
catholique, il ne peut "entrer dans lÉglise", cest-à-dire
quil ne peut fréquenter les sacrements. Tant quil nétait pas croyant,
on ne pouvait lui reprocher sa situation irrégulière. Maintenant quil confesse sa
foi, son mariage civil devient un concubinage interdit par lÉglise. Et le fait que
ses fils ne soient pas baptisés le rend désormais coupable domission grave de ses
devoirs de père chrétien.
Dans
cette situation de déchirement, qui durera toute sa vie, Péguy cherche le réconfort de
certains amis catholiques.
Le parti des dévots
Cest Jacques Maritain, un jeune intellectuel plein davenir, que Péguy va
choisir comme confident. Collaborateur des Cahiers dès cette époque, converti depuis peu
à la foi catholique, J. Maritain a épousé une jeune fille juive dorigine russe,
elle aussi convertie peu de temps auparavant. En mai 1907, Péguy fait part au jeune homme
de ses souffrances et linvite à entrer en rapport, en qualité
d"ambassadeur spirituel", avec lun de ses vieux amis
dOrléans, Louis Baillet qui, après sêtre fait moine bénédictin,
sétait réfugié, en même temps que la communauté de Solesmes, dans lîle
de Whight pour échapper aux restrictions de la loi républicaine sur les associations
religieuses. Péguy, au lieu du réconfort quil attend obscurément de ces deux amis
quil a chargés détudier son "cas", se voit présenter un compte à
payer, sous la forme de la liste des obligations quil doit remplir sil veut
vraiment «rentrer dans lÉglise». Le livre sorti récemment, Péguy au porche de
lÉglise, rassemble la correspondance inédite que Baillet et Maritain ont
échangée, à partir de cette date là, sur le cas Péguy. Reproduisant aussi quelques
passages connus du journal de Maritain, ce livre est la chronique des souffrances
auxquelles ses deux amis (et dautres avec eux, comme le bénédictin Clerissac)
soumirent le directeur des Cahiers pour quil mît de lordre dans sa vie.
Une
lettre de Baillet à Maritain de juillet 1908 propose, comme terme de comparaison,
lexemple dun prêtre protestant qui, pour devenir catholique, a dû renoncer
à sa femme et à ses enfants, et expose, en résumé, quelle est pour les deux amis
lunique solution du "cas Péguy": «Rester dans la situation présente,
cest impossible: la loi divine est formelle: rien ne doit empêcher notre ami de se
réconcilier avec lÉglise [...]. Son premier devoir nest pas daller à
la messe, mais de régulariser son union: cest un devoir impérieux: il le doit le
plus tôt possible et quelles quen puissent être les conséquences. [...] Il doit
déclarer à sa femme sa résolution de rentrer dans lÉglise et par conséquent de
lépouser à lÉglise, et pour cela de la faire baptiser, après
linstruction requise par lÉglise. Si elle accepte, cette acceptation sera
pour lui un témoignage damour assez net pour quil se rapproche delle
[...]. Si elle refuse, il sera libre et il sera temps alors de régler le détail de la
situation. [...] Cest un sacrifice extrême qui est requis de lui. Quil
laccomplisse sans regarder les conséquences possibles de son acte».
Les
époux Maritain exercent aussi, depuis le début, de fortes pressions sur leur ami. Dès
septembre 1907, au retour de sa première entrevue avec Baillet, Maritain écrit à
Péguy: «Dieu a donné aux hommes, à tous les hommes, ses dix commandements [...]. Par
ces commandements le bon Dieu parle à chacun de nous. De ce quil a commandé pour
tous aucun nest exempté [...]. Là où le maître a fait un règlement pour toute
la maison, les serviteurs ne vont pas lui demander des ordres personnels. Il ne peut pas y
avoir de vocation particulière précédant la vocation universelle. [...] Croire que Dieu
demande, dans lintérêt de sa gloire, dajourner lexécution de ses
commandements, fût-ce dun seul jour... est donc assurément, évidemment une
illusion. [...] Car "rentrer dans lÉglise" signifie faire ce que Dieu
demande, ce quil commande absolument et en premier lieu, obéir à ses commandements
[...]. Rentrer dans lÉglise..., recevoir la vie et la nourriture de la grâce comme
un fils fidèle et non prodigue, ce nest pas, ce nest daucune manière
et à aucun degré une uvre, qui a besoin de mûrir, cest un devoir, qui est
tout mûri dès quil est vu».
Le sensible seul le touche
Depuis ce moment et jusquà sa mort, pendant le peu de temps qui lui reste encore à
vivre (il sera tué le 5 septembre 1914, à la bataille de la Marne), les amis zélés de
Péguy redoublent leurs diktats, élaborent des stratégies et des pièges, multiplient
les reproches pour quil se rende et quil paie sa rançon
d"otage" du christianisme. Péguy, pour Maritain, est «un imbécile»,
quelquun qui «gaspille la grâce», qui simagine «que le salut est facile»,
qui «se satisfait avec beaucoup de choses non essentielles, comme davoir fait faire
maigre à sa famille la semaine sainte et de faire chanter des complaintes chrétiennes à
ses enfants». Si Péguy confie quil souhaite aller en pèlerinage à Chartres
demander la grâce pour un ami malade, Maritain len dissuade en lui expliquant
qu«il est impossible de faire le vu dun pèlerinage à Chartres sans
promettre en même temps dy communier». Ils arrivent à souhaiter que les
tribulations familiales et professionnelles fassent plier Péguy, ils lobligent à
devenir «un membre sain» de lÉglise en acceptant lidée que la conversion
«comporte que lon y perde quelque chose». Surtout, ils ne supportent pas les
motifs que Péguy leur oppose: «Sa réponse est quil ne veut pas abandonner sa
femme, quil veut quelle soit baptisée et quelle soit dans
lÉglise, et que pour cela il ne doit pas employer des moyens violents». Le milieu
des Cahiers, composé de «juifs et duniversitaires» inchrétiens, finit par être
considéré lui même comme un obstacle, une occasion de perdition avec laquelle il
vaudrait mieux rompre les liens. On ironise sur lhumble espoir que Péguy conserve
au fond du cur, de pouvoir, en restant physiquement dans la terre inchrétienne dont
il provient, amener dautres personnes à la foi: espoir «assez important pour lui
faire retarder de quelque temps encore lexécution des commandements de
lÉglise». Maritain arrive à affronter directement Mme Péguy et à obtenir
delle quelle consente au baptême de ses enfants, mais il ne réussit
quà tendre plus fortement la situation.
Quand
le Mystère de la charité de Jeanne dArc est publié, Maritain, dans une lettre à
Péguy, écrit quil sagit dune uvre «pleine
dirrévérence», qui rend «la foi le plus médiocre possible», dans laquelle il
ose «parler bassement» de la Vierge Marie. Et il conclut en disant: «Cela prouve
simplement que vous avez encore du chemin à faire pour être un chrétien fidèle». Et
cest alors quapparaît la véritable origine de lincompréhension dont
il est victime. Les dernières lettres de Maritain à Baillet et à dautres prêtres
accusent Péguy de ne pas vouloir se soumettre au «joug intellectuel» que la conversion
au christianisme implique. «Je maperçois que la haine des "formules
intellectuelles" peut très bien cacher la haine de lobéissance
intellectuelle, cest-à-dire la haine de la Vérité [...]. Péguy a horreur du joug
intellectuel de la foi, sans lequel il ny a pas de vraie foi». Et encore, dans une
autre lettre à Baillet de juin 1910: «Je vous ai déjà dit que la vérité théologique
ne lintéresse pas [...]. Il croit que la foi du charbonnier est plus grande que la
foi de saint Thomas; il croit que la divine parole nest que des mots: le sensible
seul le touche».
«Ce sont les prières de réserve»
Cest ainsi quapparaît, bien au-delà de ses problèmes familiaux, le jugement
sur lexpérience chrétienne de Péguy. Pour les modernes, le christianisme suppose
la participation à des vérités éternelles, éventuellement redécouvertes avec
lenthousiasme des néophytes, participation qui entraîne toute une série de
conséquences morales, de devoirs à remplir, au prix, parfois, de sacrifices héroïques.
Il sagit, au fond, dadapter la vie pratique à une théorie vraie. Pour
Péguy, les choses étaient différentes. Lui qui vient de la terre totalement
inchrétienne, du monde de la perdition moderne, il sait bien que la vérité chrétienne
tout entière ne suffit pas à faire éclore la moindre espérance. Comme sa Jeanne
dArc, Péguy sait bien que vingt siècles de foi, de charité, de sainteté, de
théologie, ne parviennent pas à rendre heureux le cur de lhomme ici et
maintenant, sil ne survient pas quelque chose de nouveau, la rencontre avec un signe
vivant, charnel, visible et tangible de la Présence elle-même. Comme il y a deux mille
ans. Une humanité nouvelle qui est celle dans laquelle le Christ répond au cur,
celle pour laquelle lhomme est fait. «Le sensible seul le touche», sécrie,
dégoûté, Maritain. Et Péguy réplique quil faut répondre aux
"imbéciles" qui cherchent toujours la rationalité dans la foi, quexiste
l"action de la grâce". Ce nouveau début de grâce, cette grâce nouvelle
(«Une grâce totale, une grâce neuve. Et si je puis dire une grâce jeune. Car
léternité même est dans le temporel. Et il y a des grâces neuves et des grâces
qui seraient comme vieillies»), on ne peut y prétendre, on peut seulement
lattendre. Et demander. On peut dautant moins limposer aux autres, à sa
femme athée, à ses amis et à ses lecteurs inchrétiens des Cahiers de la quinzaine. Une
prétention de ce genre ne ferait que confirmer le soupçon qui marque toute la
modernité, à savoir que le christianisme nest quun «joug intellectuel» qui
rend la vie fatigante, épuisante. Péguy sabstient de faire pression sur les
autres, de leur imposer quoi que ce soit. Il attend avec une douloureuse patience que,
comme cela sest produit pour lui, la grâce vienne toucher les curs. Il reste
ainsi sur le seuil et attend quun Autre opère, quun Autre conduise les
membres de sa famille sur le seuil où il lui-même été conduit, sur le permanent
début. Il respecte le temps et les circonstances où le miracle tant désiré pourra se
réaliser. Et il récite, comme un pauvre pécheur, les prières chrétiennes: Ce «sont
des prières de réserve. Il ny en a pas une dans toute la liturgie [...] que le
plus lamentable pécheur ne puisse dire vraiment. Dans le mécanisme du salut, lAve
Maria est le dernier secours. Avec lui, on ne peut être perdu».
Les
intellectuels ne comprennent pas, ils prennent tout cela pour du laxisme, pour de
lattentisme sceptique. Péguy dénonce leur attitude dans une page de Véronique.
Dialogue de lhistoire et de lâme charnelle: «Le propre de ces interventions,
est de contrecarrer toujours lopération de la grâce; den prendre toujours le
contre-pied, avec une sorte de patience effrayante. Ils marchent dans les jardins de la
grâce avec une brutalité effrayante. On dirait quils se proposent uniquement de
saboter les jardins éternels. Ainsi les curés travaillent à la démolition du peu qui
reste. Et surtout quand Dieu, par le ministère de la grâce, travaille les âmes, ils ne
manquent pas, ils ne manquent jamais de croire, ces bons curés, que Dieu ne pense
quà eux, quil ne travaille que pour eux [...]».
Issue de la grâce, la hardiesse
À la veille de sa mort, Péguy, en garnison avec dautres soldats près des Ermites
de Saint Augustin, dans les environs de Vermans, passe toute la nuit à rassembler des
fleurs au pied de la statue de la Vierge qui avait échappé à la destruction des
Jacobins et qui était, depuis lors, restée dans un grenier transformé en chapelle. Ce
sera la dernière fois quil confiera sa famille à la Vierge. Ses prières,
adressées en silence pendant toutes les dernières années de sa vie, seront exaucées:
après sa mort, entre le 25 et le 26 septembre 1914, Mme Péguy et trois de ses quatre
enfants (le dernier est né après la mort de son père) recevront le baptême dans
lEglise catholique. Laîné, dans une communauté protestante.
La
grâce que Péguy avait tant de fois demandée à Marie, lorsquil lui confiait, dans
le silence de son cur, ses enfants, se réalisait comme il lavait décrite
dans le Porche du mystère de la seconde vertu: «Il faut dire quil avait été
joliment hardi et que cétait un coup hardi. Et pourtant tous les chrétiens peuvent
en faire autant. On se demande même pourquoi ils ne le font pas. Comme on prend trois
enfants par terre et comme on les met tous les trois. Ensemble. À la fois. Par amusement.
Par manière de jeu. Dans les bras de leur mère et de leur nourrice qui rit. Et se
récrie. Parce quon lui en met trop. Et quelle naura pas la force de les
porter. Lui, hardi comme un homme. Il avait pris, par la prière il avait pris. Ses trois
enfants dans la maladie, dans la misère où ils gisaient. Et tranquillement il vous les
avait mis. Par la prière il vous les avait mis. Tout tranquillement dans les bras de
celle qui est chargée de toutes les douleurs du monde. Et qui a déjà les bras si
chargés. Car le Fils a pris tous les péchés. Mais la Mère a pris toutes les
douleurs». |
Dans ces pages, détails des bas-reliefs des vitraux de la Cathédrale de Chartres (XIIIe
siècle).
Ci-dessus, Jésus-Christ en gloire, portail royal |