Paul VI Pour le centenaire de sa naissance |
"Notre nom
est Pierre"
Un célèbre vaticaniste reparcourt la vie de Giovanni Battista Montini, ses origines culturelles, ses rapports avec Angelo Giuseppe Roncalli. Le pontificat sous le signe de la double fidélité à la Tradition et aux appels du monde moderne par Giancarlo Zizola |
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Les initiatives scientifiques de l'Institut Paul VI de Brescia et les recherches historiques menées parallèlement ont favorisé, à travers une enquête très approfondie dans les archives, une approche mieux fondée et plus précise de la personnalité complexe de Paul VI. Le centenaire de sa naissance (à Concesio, près de Brescia, le 26 septembre 1897) qui a lieu cette année offre l'occasion de procéder à une relecture et, en même temps, à une récapitulation de sa vie, qui seront, on l'espère, exemptes de toute réaction d'ordre passionnel.
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L'une des données les plus fréquentes et les plus sûres de l'historiographie
montinienne est celle de son catholicisme démocratique associé à une autre de ses
caractéristiques, à savoir son réformisme prudent dans lequel la prudence, pour
reprendre les termes du cardinal Siri, "conseille dans certains cas l'audace et
n'exclut que la témérité". Fils d'un journaliste devenu député du Parti
populaire (parti qui, en quelque façon, est à l'origine de la Démocratie Chrétienne)
de don Sturzo, Giovanni Battista Montini a été nourri, dès son jeune âge, d'un
catholicisme qui s'était réconcilié avec la démocratie. Il est devenu, dans ce
sillage, aumônier de la FUCI (Fédération universitaire catholique italienne) à
l'époque du conflit avec le fascisme, il a traduit Les trois réformateurs de Jacques
Maritain et, lors de son passage à la Secrétairerie d'État, il a servi d'intermédiaire
entre le Pape et les éléments les plus dynamiques de l'intelligentsia catholique
européenne. Jusqu'au moment où Pie XII, cédant aux pressions du "Parti
Romain" (lobby d'ecclésiastiques conservateurs), a été amené à l'envoyer en exil
comme archevêque de Milan. Que la décision du Pape de se priver de son substitut ait été intimement liée à l'offensive menée par le Parti Romain au début de 1954, c'est ce qu'atteste la documentation déjà connue, et on ne peut raisonnablement mettre ce point en doute. |
Les notes personnelles du père Riccardo Lombardi sur les intentions de ce groupe de
"retirer à Montini son pouvoir sur la politique italienne pour le donner à
Tardini" (Fanfani, l'un des chefs de file de la Démocratie Chrétienne, étant
l'homme de Montini) ont suffisamment démontré la genèse d'une opération
politico-ecclésiale qui visait à empêcher toute ouverture à gauche. Cette ouverture
était, en effet, considérée comme un recul du gouvernement d'Italie, dans l'ordre des
principes, devant les forces marxistes, aux dépens même de l'autonomie politique des
catholiques militant dans la Démocratie chrétienne (cf. Giancarlo Zizola, Il microfono
di Dio, Pio XII, padre Lombardi e i cattolici italiani, Milan 1990, p. 348 et sqq.). Dans
ce contexte, l'éviction de Montini de la Secrétairerie d'État, publiée le 3 novembre
1954, représentait le point culminant d'une réorganisation générale qui était
passée, au printemps, par la démission du président de la GIAC (Jeunesse italienne
d'Action catholique), Mario Rossi, et par le remplacement en 1952, l'année de
l'opération Sturzo (tentative d'alliance avec le droite) pour les élections municipales
à Rome, de Vittorino Veronese par Luigi Gedda dans la charge de président général de
l'Action catholique italienne.
Quant
à la pensée réformatrice de Montini, on peut se fier, par delà les données abondantes
offertes par la recherche, aux confidences qu'il fit lui-même, en 1950 précisément, au
père Lombardi, sur la nécessité d'une réforme spirituelle radicale de la papauté:
"Privés du pouvoir temporel, les Papes n'en ont maintenu que les formes
extérieures, comme l'unique aspect qu'ils pouvaient conserver. Une fois la Conciliation
faite, ces formes sont restées. Mais elles doivent disparaître et un Pape, un jour,
attaquera cette apparence [...]. Que le Pape laisse le Vatican et tout ceux qui s'y
trouvent avec leurs salaires, et qu'il s'en aille, au moins pour certaines périodes, à
Saint-Jean-de-Latran pour y vivre avec ses séminaristes, avec son peuple, avec un rituel
nouveau... Qu'il ne revienne au Vatican que de temps à autres. Et qu'il commence à
Saint-Jean le nouveau gouvernement de l'Église, comme le pauvre Pierre..." (ibid.,
p. 232).
Ce n'était donc pas un hasard si Montini était, avec Giacomo Lercaro, le seul
évêque italien à proposer pour le Concile un programme non négligeable de réformes,
comme l'attestent les Actes anté-préparatoires de Vatican II et la Storia del Vaticano
II, dans le premier volume consacré, précisément, à la genèse proche et lointaine des
assises convoquées par Jean XXIII (cf. AA. VV., Storia del Concilio Vaticano II, I,
Peeters, Leuven, Société éditrice Il Mulino, Bologne 1995). De même, on ne pourrait réduire à l'amitié personnelle, aussi riche et significative fût elle, les rapports privilégiés que Jean XXIII entretint, dès l'époque de son patriarcat vénitien et même déjà avant elle, avec Monseigneur Montini: il reste à approfondir le contenu du colloque qui se déroula, le 15 août 1955, entre Roncalli et Montini, fraîchement nommé archevêque de Milan, dans la maison du premier, à Sotto il Monte. |
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La pierre encastrée dans le mur de Cà Martino en souvenir de cette rencontre, informe
que "dans leur entretien, ils échangèrent des propos qui présageaient les
destinées de l'Église". En cette heure mystérieuse, les deux futurs papes se
trouvaient réunis. Et, certes, de même que Jean XXIII sut trouver, très vite après son
élection, le moyen de réintégrer pleinement l'exilé dans l'espace symbolique du
gouvernement suprême, en faisant de lui le premier des cardinaux qu'il créait et en lui
attribuant un rôle déterminant dans la gestion et dans la reprogrammation du Concile, de
même l'archevêque de Milan eut naturellement à assumer un héritage que bien des gens
auraient voulu voir démanteler au plus vite: un héritage pour lequel Montini s'était
battu lui-même et qui consistait à agir en sorte que l'Église s'adressât à tous les
hommes, par-delà tous les murs et toutes les barrières, sans confondre la cause de
l'Évangile avec celle d'une coalition, fût-elle celle de peuples libres, sans chercher
le remède hors de l'Église, dans les alliances politiques, mais au plus profond de sa
tradition, dans sa propre réforme et dans son rajeunissement. Réforme et rajeunissement
qu'il fallait obtenir en abattant les obstacles qui divisaient les différentes bergeries
du Christ et en se prodiguant pour servir "l'homme en tant que tel et non les
catholiques seuls, pour défendre partout et avant tout les droits de la personne humaine
et non ceux de l'Église catholique seule", comme l'avait écrit Jean XXIII dans son
testament.
Cette
ancienne solidarité, mettait Montini en devoir de déterminer la stratégie qui lui
permettrait, sans provoquer de rupture, de réaliser progressivement et avec le
consentement général ce brusque tournant qu'avait pris Jean XXIII.
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D'où les lignes directrices du pontificat que le conclave de 1963 poussa
à adopter, tout en les maintenant à l'intérieur de certaines limites que les tensions
qui marquèrent l'issue du conclave justifiaient pleinement: il s'agissait de reprendre le
Concile et de lui permettre de se dérouler dans le cadre papal (sans les excès
révolutionnaires déjà critiqués par Montini dans son introduction aux Trois
réformateurs), de procéder à la réforme prudente des institutions ecclésiastiques, à
commencer par la Curie romaine, de développer le dialogue cuménique, de trouver de
nouveaux rapports entre l'Église et la société moderne, en cherchant tout ce qui
pouvait être utile à la préservation et à la consolidation de la société chrétienne
assiégée par la sécularisation. Le programme contenu dans l'encyclique Ecclesiam suam (1964) dessinait la mission de l'Église sous la forme d'un triple dialogue: le dialogue communautaire interne, le dialogue cuménique avec les Églises surs, le dialogue pastoral et culturel avec le monde moderne. Dans son programme, le Pape assuma dans le cadre institutionnel l'héritage du "printemps" de Jean XXIII et, en même temps, les orientations, qui commençaient à peine à se dessiner, de Vatican II. C'est ce que montre clairement le père jésuite Giacomo Martina, célèbre historien de l'Église, qui écrit: "Montini n'aurait probablement pas commencé le Concile, mais, à ce moment là, il apparaissait comme l'homme le plus apte à le conclure [...]. |
Il était déjà considéré comme l'expression la plus autorisée de la pensée de
Jean XXIII et, en même temps, comme l'homme capable de réaliser, avec audace, mais avec
le plus d'ordre et de méthode, les idéaux du Pape à peine disparu" (cf. G.
Martina, Storia della Chiesa da Lutero ai nostri giorni, IV, L'età contemporanea, Brescia
1995, p. 318).
La
contribution de Paul VI au Concile a donné lieu à des jugements divers. La priorité
qu'il a accordée à la dimension juridico-institutionnelle, nécessaire, du reste, pour
rendre efficientes les innovations conciliaires, lui a été reprochée en raison des
sacrifices - au delà du nécessaire - qu'elle allait exiger de la dimension kérigmatique
et prophétique. Il accorda une grande importance à la fonction primatiale de la papauté
dans la dynamique du Concile. Il contrôla, en effet, les travaux de ce dernier et
intervint à plusieurs reprises soit pour se réserver les sujets cruciaux (le célibat
des prêtres, le contrôle des naissances, la réforme de la Curie), soit pour arbitrer
les rapports entre majorité et minorité; ce qu'il faisait en modérant certains projets
pour réduire les dissensions et arriver à des conclusions sur lesquelles le plus grand
nombre pût s'accorder.
Par le
motu proprio Integrae servandae de décembre 1965, veille de la clôture du Concile, il
procéda à la réforme du Saint-Office, qui fut doté, cinq ans plus tard, d'une ratio
agendi plus respectueuse du droit des accusés à se défendre. Son uvre de réforme
de l'appareil central reposait sur sa conviction, exprimée dans un discours du 14 juillet
1965, qu'"il faut approfondir l'idée de l'autorité de l'Église, la purifier de
formes qui ne sont pas essentielles (même si elles se justifient dans certaines
circonstances, comme le pouvoir temporel par exemple) et la ramener à son caractère
chrétien et originaire".
D'où la création d'une série d'organismes nouveaux, comme le Consilium de laicis, la commission Justitia et Pax, les Secrétariats pour les non-chrétiens et les non-croyants qui trouvent place à côté du Secrétariat pour l'Union des chrétiens, par lequel Jean XXIII avait mis fin au monopole du Saint-Office et avait établi l'cuménisme au cur du gouvernement central de l'Église romaine. Entre 1965 et 1968, le Vatican de Paul VI ressemblait à un fervent chantier de réformes. À l'appui de celles-ci, le Pape déployait personnellement une immense activité d'éducation pour faire assimiler le Concile "au peuple de Dieu" tout entier, par delà les fortes résistances d'un groupe qui lui était hostile à l'intérieur de la Curie romaine. Le 15 août 1967, la réforme générale de la Curie décrétée par la constitution Regimini Ecclesiae Universae introduisit d'importantes modifications de structure (refus du carriérisme, limites d'âge et durée des charges, interdiction du cumul des charges, sortie de charge des plus hauts responsables à la mort du pape, rôle directif de la Secrétairerie d'État sur le travail des dicastères, retour, surtout, à une vision plus spirituelle et pastorale du service). |
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L'introduction des limites d'âge obligeait des personnages importants de la vieille
Curie, comme Tisserand, Ottaviani et Pizzardo, à sortir de scène. Pour la première
fois, la responsabilité des dicastères centraux était confiée à des pasteurs
provenant des Églises locales des différents continents. Jean Villot, ex-Secrétaire de
l'épiscopat français et nouveau Secrétaire d'État de Paul VI après la disparition du
cardinal Amleto Cicognani, ne sortait pas, lui-même, du milieu diplomatique. Et le
contrôle de l'appareil était confié à Giovanni Benelli, un jeune prélat dont le Pape
dut se séparer en 1977, date à la quelle il l'envoya comme cardinal à Florence, cédant
aux pressions d'une Curie qui n'avait pas apprécié ses manières interventionnistes.
La
pompe sacrée et royale dont la papauté s'était entourée disparaissait morceau par
morceau. Le renoncement à la tiare à l'autel du Concile introduisit une série de
modernisations extérieures telles que le congé des gardes nobles, la simplification de
la cour pontificale, la dissolution des corps d'armée pontificaux, la réforme de la
diplomatie vaticane elle-même, confirmée comme structure mais cependant ramenée - dans
un style typiquement montinien - à des fonctions ecclésiales, au mantien de la communion
entre la papauté et les Églises locales.
Le pouvoir des cardinaux fut, lui aussi, entamé par le motu proprio Ingravescentem ætatem (21 novembre 1970) qui abolit le droit des cardinaux de participer, au-delà de 80 ans, à l'élection du pape. Par la constitution Romano pontifici eligendo (1er octobre 1975), Montini fixa le plafond du corps électoral à 120 cardinaux L'internationalisation du collège cardinalice fut d'une telle ampleur sous Paul VI qu'elle porta atteinte à l'hégémonie traditionnelle des Italiens et des Européens sur le conclave: à la fin du pontificat, les cardinaux électeurs non européens étaient aussi nombreux que les cardinaux européens. Le collège comprenait en effet 12 Africains, 9 Asiatiques, 21 Latino-américains, 3 cardinaux issus de la région du Pacifique et 10 de l'Amérique du Nord. | ![]() ![]() |
Dans ce collège modelé par Paul VI, le nombre des électeurs de Curie atteignit son
minimum historique et celui des évêques résidents, issus de 30 nations diverses, son
maximum, préfigurant ainsi les conditions institutionnelles pour l'élection d'un pape
non italien.
Dans
les dérives post-conciliaires, spécialement dans ce tournant que représente l'année
Soixante-huit, le réformisme montinien sembla brusquement mis en question par des
requêtes d'un autre niveau, plus incisives, comme celles qui venaient, par exemple, de
l'Église hollandaise. À la critique des institutions se joignait la crise de
l'institution ecclésiastique: abandon du ministère de la part de nombreux prêtres et
religieux, effondrement du tissu associatif laïque, formation croissante de groupes à
l'intérieur de l'Église.
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Selon Antonio Acerbi - qui a divisé le pontificat en différentes
périodes, Soixante-huit représentant la principale ligne de partage - "la
multiplication tumultueuse des nouveautés, non filtrées par une réflexion adéquate, le
heurt bruyant de mentalités inconciliables, la pression des passions collectives, qui
caractérisaient cette période de l'histoire, choquaient la sensibilité du Pape à qui
étaient psychologiquement étrangers les nouveaux ferments sociaux, le climat culturel de
l'heure, les tensions internes de l'Église. Réfléchi, circonspect, sensible aux nuances
de la pensée, prudent dans ses décisions, le Pape concevait le dialogue dans une
atmosphère de réflexion noble et sereine, reposant avant tout sur une rencontre
spirituelle. D'où le ton affligé, déçu, anxieux de nombre de ses propos" (A.
Acerbi, Il pontificato di Paolo VI, in Storia dei Papi, sous la direction de Martin
Greschat et Elio Guerriero, Cinisello Balsamo 1994, p. 935). ""Pape du doute", il l'était effectivement face à une contestation qui parvenait à l'atteindre dans certaines de ses convictions les plus profondes, comme, par exemple, dans celle qu'il fallait sauver à tout prix la totalité du pouvoir monarchique, tel qu'il avait existé avant lui et tel qu'il pensait devoir le conserver, après lui, pour ses successeurs" (J. Grootaers). Mais cette conviction fondamentale n'était pas incompatible avec la conscience de la complexité des nouveaux problèmes devant lesquels l'Église se trouvait, dans cet époque nouvelle de droits du sujet et de démocratisation. Dans une note personnelle rédigée au cours de l'année 1975, il chercha à se définir lui-même: "Mon état d'âme? Hamlet? Don Quichotte? Gauche? Droite?... Je sens que je n'ai pas bien réussi" (cf. Pasquale Macchi, Discorso di commemorazione, Notiziario dell'Istituto Paolo VI, 1, p. 50). Peut-être suggérait-il, dans ses lentes instructions, un modèle de magistère qui obligeait à repenser les certitudes traditionnelles visant à unifier et à déduire la complexité nouvelle de la société moderne et de l'Église elle-même. |
Sur ce point, ses hésitations dûes à son indécision naturelle pouvaient apparaître
plutôt comme l'effet d'une adaptation de sa réflexion à cette culture moderne dont il
était issu autant qu'il l'était du dogme. Cette culture réagissait en son esprit,
créant une tension interne entre celui qui était Pierre en lui et celui qui était Paul,
entre son devoir de conserver le passé et celui de chercher la nouveauté qui devrait
former la tradition de demain.
Et
cependant, le Pape du dialogue manifestait sa volonté de défendre les prérogatives
dogmatiques de la fonction de Pierre dans l'Église: un Pierre qui s'agenouillait sur le
Saint Sépulcre, à Jérusalem ou sur la rive du lac de Tibériade, lors de son premier
grand voyage de 1964 en Terre Sainte, ce Pierre qui se prosternait pour baiser les pieds
du métropolite Meliton envoyé par le patriarche Athênagoras pour l'anniversaire,
célébré en 1975 par le Vatican, de la première décennie de l'abolition des
excommunications entre Rome et Constantinople. C'était le même Pape qui, dans sa visite
au Conseil cuménique des Églises, à Genève, en 1969, n'hésitait pas à
déclarer: "Notre nom est Pierre".
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L'affaire provoquée, en 1970, par le livre de Hans Küng Infaillibilité?
Une interpellation, donna l'occasion à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi
d'intervenir fermement pour réaffirmer la doctrine primatiale de 1870. Montini était le
premier à revendiquer "le pouvoir plein, suprême, universel du Pontife Romain,
pouvoir qui ne peut être réduit à des circonstances particulières" (Discours au
secrétariat du synode des évêques, 14 octobre 1974). Ce souci se manifesta de façon claire quand il fut question de réformer le gouvernement pontifical pour le rendre collégial. Durant le Concile déjà, les réserves que le Pape avaient exprimées dans la Nota praevia à l'égard des ouvertures vers la collégialité votées par l'assemblée, avaient révélé sa volonté de réduire la collégialité à une "collégialité affective" mystique, c'est-à-dire à une forme subalterne d'assistance à une monarchie pontificale qui ne supportait, pour le moment, aucune restriction. Le 15 septembre 1965, en plein Concile, l'institution du Synode des évêques elle-même se voyait imposer la limite d'une soumission "directe et immédiate" à l'autorité pontificale et d'une fonction qui ne devait être que consultative. |
C'est avec la même volonté de conserver l'intégrité du pouvoir pontifical que Paul VI abordait la politique cuménique, ce qui ne l'empêchait pas, pourtant, d'accepter la formule des "Églises surs" avec l'Orient orthodoxe. De même, la Commission mixte anglicane-catholique était, de son côté, autorisée à publier, en 1976, une Déclaration sur l'Autorité dans l'Église qui reformulait dans un esprit patristique les conditions auxquelles Canterbury acceptait la primauté du pape. Cependant la réforme-clef, à savoir la restructuration collégiale de la primauté, semblait à tel point exclue que le primat de Belgique, le cardinal Suenens, jugea bon de prendre position. Dans une interview de 1969 qui fit beaucoup de bruit, il fit remarquer que le synode sous cette forme était "une caricature de la collégialité", critique hardie qui soulignait la désagrégation du bloc progressiste, promoteur des réformes du Concile.
Mais l'alliance avait avait déjà donné des signes de fragilité lors de
la crise qui avait suivi la publication de l'encyclique Humanae vitae en 1968. De plus,
deux années plus tard, surgissait une contestation virulente du Pape, contestation de
nature conservatrice menée par l'évêque intégriste Marcel Lefebvre. Le Pape, ne
pouvant accepter de compromettre l'autorité ni l'acceptation intégrale du Concile que
Lefebvre continuait à qualifier de "schismatique", décida, en juillet 1976, de
suspendre a divinis l'évêque rebelle d'Écône, bien conscient que ceux qui tiraient les
ficelles dans cette affaire se cachaient au sein de la Curie. C'était là un épilogue paradoxal de toute la stratégie de compromis par laquelle Montini avait cherché à contenir les explosions post-conciliaires dans un milieu finalement romain. L'Année Sainte de la Réconciliation, proclamée en 1975, fut le témoin de ses ultimes efforts pour relancer l'esprit du Concile et reprendre le contrôle d'un anti-conciliarisme désordonné que Rome n'arrivait qu'à grand peine à dominer. |
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On pouvait déjà, dès cette époque, percevoir les fissures qui lézardaient la solidarité entre les courants réformistes qui avaient "fait" le Concile et qui se scindèrent par la suite en une aile modérée et une autre radicale. Mais on pouvait aussi déjà saisir la fragilité de l'hypothèse réformiste fondée sur le compromis institutionnel, dans une culture catholique qui ne semblait capable que de sublimer la forme de la societas christiana, en l'affranchissant de l'anti-modernisme et des résidus anti-libéraux de la suprématie théocratique sur la société moderne. Et il n'est pas fortuit que ce soit précisément le théoricien de l'adaptation démocratique de cette "société chrétienne", Jacques Maritain, qui se soit chargé d'exprimer dans la période post-conciliaire, dans son Paysan de la Garonne, l'inquiétude générale devant la crise où le dialogue avec la modernité - à propos duquel lequel Vatican II avait déployé les efforts d'imagination les plus significatifs - précipitait l'Église.
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Il n'y a pas de doute que le pontificat de Paul VI a connu des développements
et des accélérations, notamment théoriques, sur ce versant politique précisément.
Dans son discours aux Nations Unies à New York, le 4 octobre 1965, le Pape se présenta
aux nations comme le porte-parole non pas d'un pouvoir religieux mais d'une Église
"experte en humanité", disposée à offrir un patrimoine éthique
bi-millénaire pour participer à la recherche de la paix, de la justice et de la
sécurité dans le monde. Durant son voyage à Bombay, en 1964, il avait déjà mis
l'accent sur l'aide aux peuples sous-développés, au bénéfice desquels il avait, sans
succès, proposé aux gouvernements d'affecter une part minime de leur budget militaire.
Les années suivantes, le Pape se rendit, à l'occasion d'autres voyages, à Bogotà, à
Kampala et à Manille, et, en 1970, il fit étape à Hong-Kong d'où il lança en
direction de la Chine de Mao Zedong un appel au dialogue. Sur la scène internationale, Paul VI réélabora, avec des développements significatifs, la ligne de la "neutralité active" proposée par Jean XXIII. |
La position pontificale, critique à l'égard de la poursuite de la guerre américaine
au Vietnam, fut présentée sans réticence par le Pape au cours d'audiences dramatiques
accordées aux présidents américains Johnson et Nixon. Les initiatives sur le plan
diplomatique et auprès de l'opinion publique pour faire cesser cette guerre et, de toute
façon, pour mettre l'Église catholique à l'écart des intérêts stratégiques
dominants dans le Sud-Est asiatique, n'obtinrent aucun résultat immédiat. La tentative
que fit le Pape, en 1965, pour empêcher un bombardement américain sur des installations
nucléaires chinoises ne fut connue que plus tard: mais l'impuissance politique de la
papauté en Occident était la preuve que celle-ci avait adopté un rôle critique pour
préserver l'universalité de l'Église, d'une Église au service de tous les hommes et de
tous les peuples et, d'abord, de ceux qui sont victimes de l'injustice.
Pape
"politique", Montini avait une confiance totale dans les ressources de la raison
pratique.
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Dans son action pour la paix au Vietnam, il préférait indubitablement la voie de la diplomatie à celle de la prophétie, si l'on en croit les propos que lui adressa un jour le cardinal Lercaro. Avec l'Ostpolitik, qui aura pour interprète Monseigneur Agostino Casaroli, Paul VI réussira à arracher aux régimes communistes de l'Europe de l'Est une série de modus vivendi qui, au-delà d'avantages immédiats relatifs, comportaient au moins la reconnaissance formelle de la part des communistes du droit des religions à un statut public. Malgré l'opposition de certains secteurs catholiques qui craignaient que les rapprochements d'ordre pratique ne pussent entraîner des concessions idéologiques, le Pape poursuivit avec fermeté la voie du dialogue. Il obligea le cardinal Mindszenty à abandonner son exil volontaire dans l'ambassade américaine de Budapest où il s'était réfugié en 1956, au moment de la révolte anti-soviétique, et il lui offrit l'hospitalité à Rome. |
Il accepta également de transférer Monseigneur Beran de sa relégation communiste en
Tchécoslovaquie à l'exil romain, en le sacrifiant, lui, un cardinal, sur l'autel de
l'entente avec Prague pour la normalisation de la vie de l'Église dans cette République.
L'Ostpolitik
de Paul VI atteignit sûrement son apogée avec la décision de faire participer le
Saint-Siège, comme membre à part entière, à la Conférence pour la sécurité et la
coopération en Europe. L'Acte final de la Conférence de Helsinki qui comprenait les
requêtes du Saint-Siège concernant les droits de liberté de conscience, de religion, et
de culte dans les États membres, l'URSS et les pays européens à régimes communistes,
fut signé, au nom du Pape, par Casaroli, le 1er août 1975. Il ne s'agissait pas là
seulement de l'issue positive d'une ligne d'action qui avait su s'affranchir de la
doctrine de la "croisade" et de l'opposition, mais c'était aussi le point de
départ d'une dynamique à long terme qui allait insinuer dans des systèmes idéologiques
fermés comme l'était le système soviétique, des éléments de comparaison, de
contradiction et de droit, susceptibles d'avoir des conséquences explosives sur le moyen
et le long terme: une perspective, en effet, ouverte par Paul VI, non sans difficultés
internes ni incertitudes, très légitimes au départ, que Jean Paul II allait mener à
son plein épanouissement, dix ans plus tard.
S'appuyant sur l'adhésion qui avait été donnée en 1971 au Traité de non-prolifération des armes nucléaires, le Pape suggéra en 1977 aux Nations Unies, à travers un document intitulé Le Saint-Siège et le désarmement, une "stratégie du désarmement" qui prévoyait notamment que les pays qui réduiraient leurs dépenses militaires dans un but social auraient droit aux financements internationaux. La cause de la paix internationale, mais aussi toute la doctrine sociale de l'Église trouvèrent en Paul VI un partisan convaincu, contrairement aux prévisions de certains théologiens radicaux. Avec l'encyclique Populorum progressio (26 mars 1967), il réhabilita le principe biblique de la destination universelle des biens, prenant ses distances avec une interprétation libérale et individualiste de la propriété privée. La voie de l'insurrection révolutionnaire n'eut pas les faveurs du Pape qui la considérait comme la cause de "nouvelles injustices, de nouveaux déséquilibres". | ![]() ![]() |
Toutefois il admettait, à la suite de saint Augustin, une exception dans le cas d'une
tyrannie "évidente et prolongée". En général, il soutenait la voie des
"transformations audacieuses, des réformes urgentes" pour résoudre les
problèmes du sous-développement global, et il en appelait au principe que "le
superflu des pays riches doit servir aux pays pauvres", ne serait-ce que pour éviter
que "la colère des pauvres ne s'abatte sur l'avarice des riches". On peut voir
un exemple significatif de la prudence du Pape à l'égard des méthodes révolutionnaires
dans l'attitude attentiste qu'adopta le Saint-Siège face aux mouvements de libération
des colonies portugaises en Afrique: durant l'audience du 1er juillet 1970 où étaient
reçus les leaders de ces mouvements, le Pape garda une certaine froideur pour éviter de
troubler ses rapports avec le Portugal. Et pourtant les réticences de Montini à l'égard
du régime de Salazar étaient notoires, ainsi que sa volonté de se débarrasser du poids
du vieux protectorat civil sur l'Église et en particulier de la nomination des évêques
par l'État
Dans
les dernières années de son pontificat, il perçut avec assez de prévoyance la crise
qui touchait l'idée de la société chrétienne à laquelle il était lié, pour changer
de modèle. L'encyclique Octogesima adveniens (14 mai 1971) reconnaissait que l'appareil
théorique traditionnel de l'Église dans le domaine politique et social avait désormais
perdu de sa pertinence et ne pouvait plus être appliqué.
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Et il alla jusqu'à déclarer que l'Église renonçait à la prétention de fournir des réponses définitives et omnivalentes aux problèmes sociaux dans les termes suivants: "Face à des situations aussi différentes, il est difficile de prononcer une parole unique comme de proposer une solution qui ait une valeur universelle. Telle n'est pas notre ambition ni même notre mission. Il appartient à chacune des communautés chrétiennes d'analyser avec objectivité la situation de son pays, d'éclaircir à la lumière des paroles inaltérables de l'Évangile, de puiser des principes de réflexion, des règles de jugement et des directives d'action dans l'enseignement social de l'Église tel qu'il a été élaboré dans le cours de l"histoire [...]. Il appartient à ces communautés de discerner, avec l'aide de l'Esprit Saint, en communion avec les évêques responsables, dans un dialogue avec les autres frères chrétiens et avec tous les hommes de bonne volonté, les options et les engagements qu'il convient d'assumer pour opérer les transformations sociales, politiques et économiques qui se révèlent nécessaires, dans de nombreux cas de façon urgente". Cette encyclique amena à dépasser les formules intégristes de la nécessité d'une action politique chrétienne, soulignant qu'il "faut reconnaître une variété légitime d'options possibles" et qu'"une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents". |
Les déclarations théoriques entraînaient, en effet, un processus de sécularisation plus rapide et dévastateur que prévu, qui brisait, jour après jour, l'espoir d'une "société chrétienne". À la surprise des catholiques, peu conscients de l'évolution de l'histoire (cf. G. Martina), le referendum pour l'abrogation de la loi sur le divorce en Italie, le 12 mai 1974, montra que 59,1% des Italiens étaient favorables au maintien de la loi et que 40,9% y étaient opposés. Comme allait le confirmer l'issue du referendum de 1981 sur la loi concernant l'avortement, la chrétienté était en Italie sur le déclin, bien que la hiérarchie, encouragée par le Pape, continuât sa bataille en multipliant les appels classiques au sentiment chrétien.
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Paul VI s'impliqua personnellement pour tenter de freiner le cours des
choses: c'est ainsi qu'il intervint à propos des ACLI (Associations catholiques des
travailleurs italiens) qui avaient décidé de faire "le choix du camp
socialiste" et des candidatures de personnalités catholiques dans les listes du
Parti communiste italien. Si l'on peut lire dans ces tentatives le souci du Pape de
contrôler les moyens traditionnels par lesquels l'Église est présente dans le domaine
social, la vision d'ensemble des accords, des concordats et d'autres éléments sous le
pontificat de Paul VI indiquent clairement que le Saint-Siège reconnaissait
officiellement, en renonçant à ses anciens privilèges, la fin du régime de
chrétienté, avec tous ses aspects ambivalents, le principe fondamental de la liberté
religieuse, le déclin de la "religion catholique comme religion d'État" même
dans des pays catholiques comme l'Espagne, le Portugal, l'Italie. L'exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, fruit du synode de 1974, représentait l'aboutissement d'une recherche menée à l'intérieur de la crise des formes de la chrétienté. Le Pape ébauchait dans ce document l'image d'une Église affranchie des égards et des liens qui sont ceux du pouvoir politique, engagée dans l'annonce pacifique de l'Évangile à tous les peuples, annonce qu'elle considère comme son unique et plus haute tâche "à la veille d'un nouveau siècle, à la veille aussi du troisième millénaire du christianisme". |
Comme dans son voyage en Ouganda durant lequel il avait déjà prophétisé le
développement d'un christianisme "authentiquement africain", il prévoyait,
vers la fin de son pontificat, une pluralité de formes chrétiennes qui jailliraient
au-delà de la forme occidentale désormais dépassée comme forme universelle.
Jusqu'à
la fin, Paul VI se heurta aux réticences de certaines couches influentes du système
ecclésiastique qui avaient du mal à le suivre sur ce chemin. Il eut pour la dernière
fois recours aux méthodes et au langage de la diplomatie devant l'échec de sa Lettre aux
brigades rouges du 21 avril