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ANALYSE. Si les projecteurs du monde braqués sur le Chiapas s'éteignent
Le risque
d'un bain de sang
Interview de Giovanni Russo Spena, sénateur de
Refondation communiste. par Roberto Rotondo |
Blindés de l'armée régulière du Mexique entrent dans un village du Chiapas |
"Si
les projecteurs du monde braqués sur le Chiapas s'éteignent, tout finira dans un bain de
sang". Giovanni Russo Spena, sénateur de Refondation communiste et, depuis toujours,
observateur attentif de l'Amérique latine, en est certain: le massacre des fidèles en
prière perpétré par des bandes paramilitaires à Acteal n'est pas un phénomène
épisodique: il pourrait représenter le début d'une nouvelle phase de la répression.
"Le gouvernement mexicain sait qu'il ne peut résoudre le problème du Chiapas en
accordant quelques subsides aux populations indigènes pour qu'elles délogent de leurs
terres. Il pourrait donc décider de mettre fin à la résistance indigène par une
attaque massive de l'armée". Quand, en 1944, on commença à parler du Chiapas, du
sous-commandant Marcos et de l'évêque Samuel Ruiz García, Russo Spena fut parmi les
premiers à saisir l'importance de ce qui était en train de se passer dans cette région
entre le Mexique et le Guatemala à moitié inconnue jusqu'alors, dans laquelle de pauvres
paysans à la recherche d'un bout de terre à cultiver devaient se mesurer avec les
propriétaires de latifundia.
"Sur
ce territoire, comme en d'autres régions d'Amérique latine, depuis une vingtaine
d'années déjà, les populations locales s'opposent à l'exploitation toujours plus
intensive et monopolistique des ressources. Il suffit de se rappeler que les quatre
centrales électriques du Chiapas produisent 55% de toute l'énergie du Mexique, mais que
30% des habitations de l'État et jusqu'à 90% de celles des communautés indigènes n'ont
pas l'électricité. Ou bien que 30% des ressources hydriques de surface du Mexique se
trouvent au Chiapas, mais qu'à peine 10% des Indiens ont l'eau courante chez eux.
Ce
qu'il est important de comprendre, c'est qu'au Chiapas il ne s'agit pas d'une bataille
d'arrière-garde ou d'une résistance naturelle du monde paysan à la modernisation, mais
qu'on assiste bel et bien à une bataille d'"avant-garde". Car ce qui arrive au
Chiapas arrive partout où l'on cherche à appliquer un modèle de développement
économique de type néolibéral. Il y a là une modernité qui avance sans créer de
développement, un processus de globalisation qui laisse derrière soi, comme des
naufragés à la dérive, des peuples désespérés. Il est significatif que la révolte
zapatiste au Chiapas ait éclaté le 1er janvier 1994, le jour même de l'entrée en
vigueur du Traité de libre commerce entre le Canada, les USA et le Mexique".
Russo
Spena se rendit alors dans cette région du Mexique avec une délégation du Parlement
européen. Il y retourna à plusieurs reprises, et il lui arriva d'être accompagné du
secrétaire de Refondation communiste, Fausto Bertinotti, pour lequel il organisa, en
janvier 1997, une rencontre avec le sous-commandant Marcos. Voici son explication:
"La résistance sociale au Chiapas naît de la fusion de trois composantes. La
première est celle de la population indigène, les Mayas, qui ont toujours tenté
orgueilleusement de défendre leur identité culturelle et linguistique. La seconde est
liée à la figure du sous-commandant Marcos, qui s'est attribué ce grade précisément
pour souligner que le véritable "commandant" reste la communauté indigène.
Même si Marcos circule, le visage caché sous une passe-montagne, on peut deviner un
certain nombre de choses de lui. Par exemple, l'espagnol cultivé qu'il parle laisse
entendre que c'est un latin et non un Maya... Et puis, il a construit un mouvement, celui
des zapatistes, qui est loin d'être sans expérience, des gens qui savent comment attirer
l'attention des media et se servir d'Internet. Marcos fait probablement partie de cette
génération qui a participé aux mouvements de 1968, mouvements qui se sont terminés par
la mort de 350 étudiants tués par la police sur la place des Trois Cultures à Mexico.
Après ce massacre, de nombreux groupes d'étudiants se sont dispersés à travers toute
l'Amérique latine. On peut penser qu'un de ces groupes est arrivé dans la Forêt de
Lacandonie et qu'il s'est intégré à la population maya au cours de ces trente
dernières années. Troisième composante qui frappe toujours beaucoup le laïc que je
suis, c'est la présence dans cette zone de l'Église catholique. Quand j'ai été
là-bas, j'ai fait la connaissance de l'évêque Samuel Ruiz García et j'ai passé des
journées entières avec certains de ses catéchistes à San Cristóbal. Il n'y a pas de
doute que l'uvre d'évangélisation de l'Église s'est faite dans le respect de
l'identité indigène et qu'elle a eu pour conséquence, entre tant d'autres, une prise de
conscience de la part des plus pauvres de leurs propres droits. Un jour, nous sommes
allés trouver un grand propriétaire qui nous a dit, son pistolet sur la table:
"Ici, le seul problème, c'est l'Église de Ruiz García, parce qu'en excitant les
indigènes, il mine à la base notre société"". Mais l'Église, ce n'est pas
seulement Ruiz García. Russo Spena reprend: "Oui, mais la distinction est
importante. Parce que les grands propriétaires pensent qu'ils sont de bons catholiques et
qu'il y a une Église catholique qui est avec eux. En ce sens, j'ai été très frappé
par un autre épisode: il s'agit d'une visite que nous avons faite dans un hôpital tenu
par des surs canadiennes. Elles étaient menacées de mort par des troupes
paramilitaires qui les accusaient d'abriter des réfugiés politiques. Les bandes
organisaient des cortèges avec des banderoles sur lesquelles il était écrit: "À
mort les surs parce qu'elles trahissent Jésus-Christ". Ce n'est que grâce à
une conférence de presse durant laquelle nous avons rendu publique cette situation, que
nous avons réussi à sauver les surs du pire".
Nous
avons jusqu'à présent analysé les éléments de la résistance sociale. Mais qu'est-ce
qui est vraiment en jeu au Chiapas? "Il faut commencer par dire que le Parti
révolutionnaire qui gouverne aujourd'hui le Mexique, est devenu, de fait, au cours des
années, un parti de droite. Il a introduit des réformes constitutionnelles qui ont
favorisé le retour de la grande propriété et, plus généralement, le monopole exercé
par quelques-uns sur les ressources naturelles, dont la fameuse "globalisation"
du marché n'a fait qu'exaspérer l'exploitation intensive. Mais, de cette façon, des
fractures se sont créées au sein de la société et d'inévitables déséquilibres sont
apparus entre certaines couches de la population. Du reste, dans le monde, le système
néolibéral a inévitablement créé une multitude de Chiapas: du drame des enfants qui
cousent des ballons dans le Sud-Est asiatique, aux radeaux des émigrés désespérés qui
abordent dans les Pouilles, aux vingt millions de chômeurs d'Europe, pour ne citer que
les cas dont il a été question dans les journaux ces derniers mois mais qui ne sont
même pas les plus dramatiques". Et pourtant le modèle de l'économie libérale
semble être le seul modèle possible. "Je ne pense pas que le problème soit de lui
opposer un autre type de modèle. Je crois qu'il faut regarder avec un esprit très
critique ce modèle de développement et continuer à chercher des solutions concrètes
pour qu'il y ait une meilleurs distribution des richesses. Il ne faut pas, en outre,
oublier la fragilité de ce modèle, quand il est appliqué aux pays en voie de
développement. On en a eu un exemple avec l'écroulement des bourses asiatiques, mais si
l'on mettait bout à bout tous les cracks qui se sont produits dans les grandes banques
nationales d'Amérique latine, ces dernières années, on n'aurait certainement pas
l'impression que le néolibéralisme permet à l'économie mondiale de dormir en paix.
Rien à voir avec la globalisation! Il s'agit d'un marché sauvage dans lequel
l'essentiel, c'est de trouver la force de travail qui coûte le moins cher. Nous devons
construire un système de développement dans lequel la paix et la justice aillent de
pair, me disait, il y a quelques années, le père Ernesto Balducci".
C'est
justement sur ces thèmes de la paix et de la justice que Refondation communiste, par les
voies qui sont les siennes, trouve des points de rencontre avec l'Église catholique.
Pensez-vous qu'un rapport plus stable avec l'Église pourrait-être utile? "Nous
sommes en train d'essayer d'ouvrir un dialogue. Parce que, désormais, certains
affrontements de type purement idéologique n'intéressent plus ni l'Église ni
nous-mêmes. La défiance à l'égard de l'Église, héritage d'un anticléricalisme
désormais dépassé, est également en train de s'atténuer. Quand nous défendons
certaines classes sociales comme les ouvriers, les chômeurs, et tous les exclus du
processus économique, nous trouvons un point de rencontre avec l'Église qui défend les
pauvres et les derniers. Mais nos points de départ, c'est certain, sont différents et je
ne veux pas faire de confusion".
Je
conclurais en revenant un instant sur le danger d'une recrudescence de la violence au
Chiapas. Que peut-on faire pour l'empêcher?
Nous,
Européens, nous pourrions avoir une action au niveau diplomatique. Je m'explique: le
Parlement européen a approuvé un traité commercial avec le Mexique dans lequel un
clause dit que les accords sont subordonnés au progrès des droits civils et des droits
de l'homme. Ces clauses sont d'habitude insérées dans les traités internationaux comme
une pure formalité. Mais l'Europe pourrait les rendre effectives, en obligeant le
gouvernement mexicain à résoudre le problème du Chiapas par une conférence sur la paix
et non par la violence".